C´est à une vingtaine de jours de la sortie de Final Fantasy X que Shadow Hearts, édité par Ubisoft et issu du génie de Sacnoth, foule nos terres. Perçu dès son arrivée comme un plat de résistance en attendant la sortie prochaine du premier poulain de Squaresoft sur Playstation 2, Shadow Hearts aura tôt fait d´endosser le rôle de l´outsider mais, par un manque cruel d´approfondissement et d´une réalisation incertaine, passera quasiment inaperçu dans nos latitudes. Un titre impressionne néanmoins par l´originalité de son contenu, à commencer par son univers (si éloigné de l´héroïc fantasy traditionnelle...) en passant par un gameplay des plus jouissifs. Le nouveau né de Sacnoth frappe fort.
L´univers, un sentiment de déjà vu...
A l´instar de l´emblématique Final Fantasy, du culte Xenosaga ou du décapant Dragon Quest, Shadow Hearts ne tisse sa toile, ni dans les méandres d´un monde médiévale teintée d´héroïc fantasy, ni dans le coeur de l´avancée technologique à des époques plus ou moins fictives. C´est en effet dans des villes bien réelles, à une période bien précise qui se situe peu avant la première guerre mondiale que cet opus nous fait découvrir son scénario à l´ambiance obscure et aux tendances gores. Cela étant, ces villes, comme tout bon jeu de rôle qui se respecte, tendent vers le fantastique, telle que l´apparition de monstres cruels et désireux de chair humaine. Il ne s´agit donc pas de vagabonder à sa guise, sans peur ni appréhension, dans des avenues calmes et paisibles, mais de combattre sans cesse la crainte de se retrouver à chaque coin de rue, face à des ennemis de plus en plus dangereux. Si cette analyse, un tantinet excessive, aura eu pour effet de rebuter les craintifs ou de divertirer les sceptiques, on ne peut démentir l´aspect très gothique de ces lieux, qui n´ont finalement de réel que le nom. Ceux-ci démontrent à bien des égards qu´il ne faut jamais se fier aux apparences, trop souvent trompeuses. Du continent asiatique aux terres européennes, le soft nous entraînera dans une aventure des plus palpitante, épique même, aux recoins sombres et tortueux, à travers laquelle Yuri, l´archétype de l´anti-héros (aux antipodes du "héros" de Dragon Quest), combattra les ténèbres fleurissantes de son âme, résoudra l´énigme de son existence et partira dans le but de défier l´idéal divin.
Si le caractère lugubre des décors tend à séduire le joueur, il aura vite fait de l´agacer par une linéarité omniprésente et une absence quasi totale d´exploration. Certes, on ne peut lui reprocher ses panoramas somptueux, ses régions esthétiquement agréables, mais force est de constater que le fait de ne pouvoir par exemple pas parcourir les rues londoniennes (qui ne se limitent qu´à deux ou trois ruelles dans le jeu), de se retrouver bloqué à un énième cul-de-sac suite aux mouvements douteux de la caméra (par ailleurs incontrôlable et qui restreint habillement les zones d´exploration) constitue l´un, si ce n´est le plus gros point noir du jeu. Et malheureusement l´élément qui devient de plus en plus en vogue aujourd´hui, recherché à juste titre par nombre de joueur lassé des petites maps classiques, manque cruellement à Shadow Hearts. Les adeptes de liberté de mouvement seront fortement déçus, surtout que, pour parfaire ce sentiment aigu de frustration, les déplacements d´une ville à une autre, d´un continent à un nouveau se font "automatiquement" via une carte du monde sur laquelle des petits points représentent les villes et donjons. Ni le scénario ni les différents protagonistes ne se donneront la peine de mentionner un éventuel moyen de transport (ce qui n´aurait pas été de trop), mot véritablement rayé du dictionnaire.
Des protagonistes attachants, mais creux...
Comme énoncé précédemment, Yuri Volte Hyuga est le personnage principal de Shadow Hearts. Bien que le jeu lui-même le présente comme l´apogé de l´anti-héros aux tendances chevaleresques, on constate finalement après quelques heures de jeu tout au plus que cet adjectif se vérifiait d´avantage dans ses capacités durant les affrontements que dans sa nature, ses émotions ou ses actes. Constamment tiraillé par une mystérieuse voix le guidant à travers ses périples solitaires (antérieurs au début du soft), torturé de bout en bout de son histoire, Yuri confectionne un caractère joviale, franc et prompt à braver tout danger dans le but de secourir ceux qui en ressentent le besoin. Un poil frivole, il se laisse facilement aller à ses émotions et étant d´une nature très impulsive, il aura une très nette tendance à se jeter corps et à âmes dans une entreprise sans vraiment prendre la peine d´y réfléchir. Derrière ses séduisants traits ténébreux se cachent un lourd passé, chargé d´une tristesse peu commune et à laquelle, malgré ses veines tentatives, malgré ses craintes, Yuri aura du mal à échapper. Durant une très grande partie de l´opus, ses peurs ne cesseront de rythmer son périple échevelé et bien que masqué derrière une trame qui aura tôt d´y attarder toute son attention, le joueur ne manquera pas de la ressentir à chaque instant.
Si l´on pourrait encore en dire bien plus sur ce personnage, on peine à qualifier plus profondément ses compagnons. Bien qu´à ses côtés la plus grande partie du temps, ils feront preuve de beaucoup moins de profondeur et d´un aboutissement psychologique moins creusé et un tantinet stéréotypé. Rappelons tout de même la présence d´Alice Elliot, qui en plus de partager le rôle de Yuri en tant qu´héroïne, vivra une sorte d´idylle avec ce dernier, qui à l´image de son jeu, pêchera par un manque de magie, de rêve, d´émotion. Issue de la noblesse, elle est pourchassée par un vieil homme du nom de Roger Bacon, qui tua son père avant de s´en prendre à elle. Cette jeune fille aux intentions nobles et sincères semble cacher en elle un secret dont elle ignore visiblement l´existence et apprendra par la suite qu´elle joue un rôle bien plus important dans l´apocalypse qu´il n´y parait. Elle sera par ailleurs un élément essentiel dans l´avancée psychologique de Yuri et parviendra avec bravoure à l´arracher des ténèbres qui tâchent peu à peu son coeur. Quant aux autres protagonistes, ils s´assurent une place indispensable (du moins la plupart d´entre eux) dans le déroulement d´un scénario séduisant, sans vraiment lui apporter quelque chose de plus. On note donc parmi eux, le vieux Zhuzhen, la belle Margarete Malkovich, le vampirique Keith Valentine ainsi que le gentil Haley. Adressons également un petit clin d´oeil à quelques personnages non jouables qui apparaîtront régulièrement durant l´épopée de Yuri, dont notamment le lieutenant Kawashima ainsi que son sergent Kato.
Au final, on retrouve un anti-héros froid à la psychologie surprenante, étofée, construite sur des bases solides et disposant sans aucun doute d´un charisme fort sympathique ! Un atout appréciable qui donne une ampleur bien plus grande à cet univers. Alice quant à elle, remplira parfaitement son rôle, tout en restant moins travaillée psychologiquement - ce qui ne l´empêchera pas de rester charmante, dans tous les sens du terme. Ce même sentiment s’éprend de Zhuzhen, Margarete, Keith et Haley, qui manquent singulièrement de mordant et d´originalité. Un complexe peu gênant sur la durée néanmoins et qui n´est pas sans rappeler la huitième fantaisie de Squaresoft sur Playstation.
Une jouabilité qui détonne !
Porteur d´un gameplay fort de nombreuses idées originales, Shadow Hearts s´éloigne définitivement de ses congénères et surprend en proposant une jouabilité revue au goût du jour, immersive à court terme et purement jouissive à long terme. Chaque action est tout d´abord régulée par l´anneau du jugement, une roue du destin segmentée en plusieurs zones de frappes colorées sur lesquelles il vous faudra valider afin de pouvoir concrétiser votre action, quel qu´elle soit. Il vous sera même possible d´attaquer à plusieurs reprises et ce, dans l´unique cas où vos performances sur l´anneau du jugement se révéleront suffisantes. L´enchaînement de coups ainsi provoqué démontre un grand dynamisme et procure une intense satisfaction à la réussite de combos esthétiquement impressionnants. Le temps où les combats se révélaient être de lassantes phases où le simple fait d´appuyer sur la touche X vous suffisait à rapporter la victoire est désormais révolu. Par ailleurs, l´anneau du jugement interviendra lors de certains mini-jeux qui peuvent se révéler très utiles, comme par exemple le fait de pouvoir réduire de 10 à 20% le prix de ses achats (grâce à une carte obtenue en temps et en heure) en réussissant une performance optimale sur la roue. En cas d´échec, le résultat se solde par une augmentation du prix initial de 5%, ce qui ne vous pénalisera pas outre mesure.
Chaque protagoniste se voit également doté de points de santé (PS) plus ou moins élevés selon l’équilibre mental du personnage. Se réduisant régulièrement lors d´un affrontement, les PS sont un facteur à surveiller de près car si la santé mentale de l´un de vos personnages venait à atteindre la barre fatidique de 0, il entrerait en état de furie totale (remarquez le changement de ton du combat, notamment en ce qui concerne la bande sonore) et deviendrait dès lors incontrôlable. Fort heureusement, il existe divers objets capables de recharger vos esprits et il vous sera même possible de réduire le taux de PS perdu via des équipements spécifiques plus ou moins rares (et chers). De plus, vous aurez la possibilité avec Yuri de vous transformer en une vingtaine de monstres fusionnels que vous devrez vaincre au préalable dans un cimetière lugubre. Ces créatures sont liées à un élément (Vent, Terre, Feu, Eau, Lumière, Obscurité...) et procurent un avantage considérable contre les ennemis les plus ardus du jeu. Notez bien que vous aurez la possibilité d´augmenter leur puissance et leur faire gagner de nouvelles formes (trois au total), sans oublier les fusions optionnelles dont la force et l´efficacité sont sans égal. Enfin, les différents équipements devront également être répartis et choisis avec intelligence et réflexion, ces choix se révélant décisifs dans l´issu des derniers combats. Là où nombre de jeux de rôle pêchent par une jouabilité morne et classique, Shadow Hearts pousse le joueur à ne faire qu’un avec son personnage, l´obligeant ainsi à focaliser toute son attention sur l´avancée du combat.
Un scénario horrifique, une réalisation obscure
L´histoire ne tarde pas à nous plonger dans un décor des plus glauques, à l´atmosphère sanglante affublée d´une bande sonore oppressante, le tout dans un train vide, au beau milieu d´une nuit pleine de renversements. C´est d´ailleurs au terme d´une exploration sommaire, qu´un premier affrontement se déclenche au cours duquel Yuri, portera secours à la jeune Alice Elliot. Tous deux échappent d´extrême justesse à leur ennemi Roger Bacon, meurtrier du père d´Alice, et se retrouvent plongés en pleine nature, une seule idée en tête : survivre. C´est ici que commence le périlleux voyage de nos jeunes tourtereaux, peuplé de romance, d´action et de rencontre. Le tout intensifié par une ambiance sombre et pesante. Ne laissant pas le moindre répit, Shadow Hearts renouvelle son intrigue au compte goûte en alliant flash-back révélateurs et rencontres décisives avec harmonie.
Vous l´aurez compris, la trame s´attarde principalement sur l´avancé psychologique de son acteur principal. Ce jeune aventurier fougueux et impulsif, ne cesse d´être tourmenté par une culpabilité qui le ronge. Tel le rescapé d´un passé tragique où il fit face à la mort à de nombreuses reprises. Cela étant, ce scénario comprend bien évidemment les grands méchants en quête de pouvoir, d´un nouveau monde à bâtir, le tout zesté d´une quête sans grande prétention (mais efficace) visant à les détruire et à imposer ses raisons de vivre. Si on était en droit d´en attendre d´avantage lorsqu´on observe tout le dynamisme de son gameplay, on ne peut qu´apprécier la beauté des décors, des cinématiques dignes d´un Final Fantasy, ainsi que de ce réalisme caractéristique offrant son lot de fantaisies : un véritable régal vidéoludique.
Malgré tout, cette réalisation souffre d´un manque de magie et d´émotion, soulignée d´une bande sonore timide, qui ne relèvera aucun grand nom (à l´instar des Tina´s theme, One Winged Angel, Melodies of Life, Hikari ou encore Passion). Ce manque se fait cruellement sentir lors de certaines phases aux tendances "love love", ce qui a pour effet d´enlever toute attractivité aux dialogues, notamment lors d´une certaine discussion entre Yuri et Alice. Avant de continuer, ouvrons une petite parenthèse qui n´est pas sans transition avec cette partie et qui concerne justement les échanges entre les deux acteurs principaux de cette histoire. Les dialogues se trouvent être des plus classiques et ne révèlent malheureusement que très peu d´éléments à propos de leur sentiment éprouvé l´un envers l´autre. Aussi, là où Final Fantasy VIII su mettre en scène une romance peu commune en une seule cinématique, Shadow Hearts se contentera de libérer les sentiments de ses deux personnages à travers une quête annexe totalement optionnelle, où ils auront l´occasion d´échanger quelques mots, seul. C´était là l´unique moment où les fans pouvaient jouir d´une romance inédite à cet univers mais - car il y un mais, c´était sans compter sur le quasi vide sonore en guise de background, très frustrant et qui fait perdre à ce jeu une partie des échelons qu´il avait gravit jusque là. Yoshitaka Hirota (à l´origine de l´OST de Shadow Hearts), qui aura pourtant travaillé sur quelques bombes dont on n´oubliera guère les thèmes de sitôt comme par exemple Final Fantasy VI, Final Fantasy VII ou Chrono Cross, se sera fait très discret, mettant en avant des compositions agréable et bien adaptées aux diverses situations mais dont on ne retiendra pas un nom. Un résultat décevant et bien qu´on peut s´en plaindre après y avoir joué, en pleine action, cette insuffisance est vite oubliée.
Le poulain de Sacnoth aura su doser à merveille les ingrédients de son succès, grâce à une recette efficace qui certes, ne détrônera pas encore les mythes au double F mais qui peut se vanter d´avoir abouti sur de nouvelles voies. Sans doute pas encore exploité pleinement dans ce premier volet, le potentiel de ce nouveau gameplay restera à suivre de très près, notamment dans le prochain épisode : Shadow Hearts : Covenant. Cet opus démontre la montée en puissance d´un genre inédit qui aura su conquérir son public et, tout en arborant un contenu plus profond saupoudré de plus de magie, saura en mesure d´ici quelques années d´endosser le titre de référence des jeux de rôles sur console. Pour le moment, on en reste à la simple satisfaction, le potentiel est là, il ne reste plus qu´à l´exploiter davantage et à donner à cette série l´élément qui lui manque tant : l´émotion.
Bien plus qu´un simple plat de résistance, Shadow Hearts revête son plus beau costume et s´aligne avec classe dans la catégorie des softs prometteurs, aux qualités certaines et qui n´ont pas fini de grandir. Un premier essai donc réussi pour la firme japonaise qui se devra de rééditer son exploit dans le deuxième épisode tant attendu de cette nouvelle saga. Affaire à suivre, en attendant, bravo Sacnoth !